Attentats de Trèbes

Arnaud Beltrame est resté près de 3 heures seul face au terroriste.

Il ne restait plus que la caissière Julie dans le magasin de 2000 mètres carrés. Le boucher avait été froidement abattu, ainsi qu’un client. D’autres étaient blessés. Certains s’étaient enfuis par les issues de secours à l’arrière du Super U, d’autres s’étaient enfermés dans le frigo du rayon boucherie.

Et, là, pendant environ quarante-cinq minutes, Julie se retrouve seule avec le tueur toujours menaçant, brandissant à la main une arme de poing de calibre 7,65 mm avec laquelle il avait fait feu à plusieurs reprises, pour tuer ses deux victimes, ou pour tirer en l’air. Il exige plusieurs conditions pour laisser partir l’otage, et notamment qu’on libère Salah Abdeslam, l’un du commando du 13-Novembre 2016 à Paris. Sinon…

Les mains en l’air, le gendarme dit au tueur : «Libérez-la !»

C’est alors que le lieutenant-colonel Arnaud Beltrane entre en contact avec Redouane Lakdim. Il est arrivé immédiatement sur les lieux avec ses hommes du groupement de gendarmerie de l’Aude. Il connaît ce genre de situation d’extrême urgence, il a déjà mené des exercices simulés d’attaques terroristes.

Il tente alors de négocier avec le terroriste, puis, en dernier recours, lui propose de remplacer l’otage à sa merci. Les mains en l’air, le lieutenant-colonel lui désigne Julie, la dernière otage, et dit au tueur : «Elle n’a rien fait, libérez-la !». Le terroriste accepte. Julie part en courant, elle est saine et sauve. Le gendarme a pris sa place au sein du magasin, un face-à-face angoissant qui va durer deux heures et demie.

Au bout d’un moment, Redouane Lakdim sort par une porte avec le gendarme qu’il tient en joue, il réclame un chargeur pour son arme et affirme vouloir tout faire sauter. Vrai ? Faux ? Plus tard, lorsqu’il aura été abattu, on retrouvera près de son corps trois enveloppes plastifiées contenant des poudres explosives mélangées, avec des mèches qui dépassaient des enveloppes.

En tout cas, cette «sortie» hors du magasin n’aboutit pas et les deux hommes retournent dans le Super U. Recommence alors un face-à-face sur lequel les enquêteurs se font discrets. Les deux hommes se parlent. Quelle est la teneur de ces échanges ? Le lieutenant-colonel tente-t-il de le faire céder psychologiquement ? De lui démontrer que son parcours criminel ne mène qu’à la mort ? En professionnel aguerri, sans se faire remarquer, Arnaud Beltrame pose sur une table son téléphone portable ouvert, si bien qu’à l’extérieur, ses collègues pourront entendre les discussions et comprendre en partie ce qui se passe à l’intérieur entre les deux hommes. Il semble qu’une nouvelle et ultime négociation soit entreprise. Deux membres de la famille de Redouane Lakdim sont amenés sur place, dans une tentative pour le faire céder. La négociation n’aboutira pas.

Coups de feu

Que se passe-t-il donc entre les deux hommes enfermés à l’intérieur depuis près de deux heures et demie ? Alors que, sur le parking du supermarché sont arrivés les gendarmes du GIGN de Toulouse et qu’ils s’apprêtent à se positionner pour un assaut éventuel, on entend soudain, résonnant à l’intérieur du magasin, plusieurs coups de feu. Il est 14 h 20, les hommes du GIGN n’hésitent plus, ils donnent aussitôt l’assaut, deux d’entre eux seront blessés, et le terroriste est abattu.

Mais, ce qu’ils redoutaient s’est produit : le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame a été très grièvement blessé, il est transporté au centre hospitalier de Carcassonne, entre la vie et la mort. Il mourra aux premières heures du matin.


Il a remplacé Julie, la dernière otage

Elle est toujours sous le choc, très atteinte moralement. Elle ne veut pas encore parler de ce qu’elle a vécu. Julie, 40 ans, est l’otage que le Lieutenant-clonel Beltrame a remplacé. Elle sait qu’elle doit sans aucun doute sa vie au sacrifice du gendarme.

Mariée et mère d’une petite fille de deux ans et demi, Julie habite à proximité de Carcassonne. Elle est diplômée ingénieur «qualité sécurité environnement», mais, après avoir perdu son emploi, elle travaille depuis un an au Super U de Trèbes comme hôtesse de caisse.

Vendredi, sa vie a croisé celle du terroriste qui criait «Allah akbar» et brandissait son arme dans le supermarché. Alors que certains collègues et des clients avaient réussi à sortir du magasin, elle est restée comme dernière otage, seule face au tueur, pendant environ 45 minutes, dans un huis-clos qu’on devine terrifiant.

C’est pour la sauver qu’Arnaud Beltrame s’est substitué à elle. Julie n’oubliera jamais.


Éditorial Jean-Claude Souléry

Un infini respect

Il aurait pu laisser sa vie sur d’autres champs de bataille, en Irak par exemple où il effectua naguère une mission. Mais c’est dans un supermarché de Trèbes qu’il a été mortellement blessé. Tombé en héros, selon une formule officielle qui, en l’occurrence, a rarement été aussi juste. Comme s’il fallait témoigner que le courage, le vrai, ne s’exerce pas seulement sur le terrain des guerres – mais qu’il se prouve aussi dans l’exercice de son métier et en des lieux qui nous semblent d’ordinaire familiers.

Héros, donc. Héros, assurément. Voilà un mot trop souvent galvaudé, qu’on utilise pour un sportif, le vainqueur d’une téléréalité, des abrutis qui se pavanent sur Facebook, tant de vedettes éphémères qui n’ont pour seul mérite que d’avoir gagné une breloque ou une popularité usurpée.

Ces héros de pacotille ont gagné. Lui, il a perdu. Perdu sa vie. Délibérément. Pour avoir voulu, en toute connaissance de cause, sauver d’autres vies. Avec un sens du devoir, du dévouement – ce sens du sacrifice qui, depuis hier matin, fait l’unanimité des hauts dignitaires comme des gens raisonnables.

« Mort pour la patrie », a dit le ministre. Il serait plus juste de dire qu’il est mort pour quelque chose qui le dépasse et qui lui est personnel : son humanisme chrétien, la haute idée qu’il se faisait du service public et de la nation, le sentiment profond d’accomplir une sorte de « mission » – pour laquelle il s’était fait gendarme.

Ne croyons pas un instant qu’il ait agi à la légère. Car Arnaud Beltrame était un homme lucide face à un danger qu’il a affronté seul à seul. Il savait, par profession, qu’on ne s’expose pas inutilement lors d’une attaque terroriste. Il savait ce dont un tueur fou peut être capable. Et, précisément, parce qu’il savait que les otages étaient des morts en sursis, il a pris sans hésiter leur place. Ce comportement, exemplaire, n’est pas courant; il rejaillit bien entendu sur la gendarmerie française, il donne de la chair à une autre formule officielle tant de fois entendue : « Ils risquent leur vie pour protéger la nôtre ». Le geste du lieutenant-colonel Armand Beltrame correspond clairement à cette formule. Désormais, beaucoup de civils n’oseront plus évoquer, parfois sur le ton du dédain, les fameux « risques du métier » de nos militaires. Lui a surtout couru le risque que la plupart d’entre nous n’aurions peut-être pas assumé. Infini respect.